Porte ouverte Divergence
Tous les premiers samedis du mois, après le petit déjeuner, Fernand s’attaque au portail. Une ferronnerie d’art majestueuse, agrippée à deux colonnes en pierre de Castrie plantées en plein champs à 100 mètres des vignes.
« Je ne vois pas pourquoi tu t’acharnes sur ce truc qui ne sert à rien », lui serine à chaque fois Paulette. Une sorte de rituel qui les fait sourire tous les deux. Sans répondre, il embrasse sa femme sur le front, va chercher dans la remise un seau d’eau, une burette d’huile, une brosse en acier et prend la tangente. « Ce truc qui ne sert à rien »… c’est tout de même la borne du domaine. Derrière mes portes s’étend mon territoire, clame au tout-venant le monument scintillant. Ce territoire de garrigue sans charme, parsemé de chênes verts bossus, traversé par un maigre torrent, Fernand le connaît par cœur et en arpente les chemins avec une obscure satisfaction. Cette idée lui plaît, d’inscrire ses pas dans ceux de ses ancêtres et, comme eux, lorsqu’il arrive à la lisière du domaine, de s’émerveiller toujours du spectacle offert par le flot épais des vignes se déroulant vers la route.
Frotter, laver, graisser… chaque gond fait l’objet d’un soin méticuleux. C’est tout l’enjeu, il ne faudrait pas que le portail grince, ni qu’une bourrasque nocturne n’en fasse sauter les portants.
Car alors, dieu seul sait ce qui pourrait arriver si la porte s’ouvrait. Quels mondes, quelles créatures innommables issues du vide pourraient investir son sanctuaire, l’altérer, le dévaster. Chaque grincement de portail réveille les pires cauchemars de Fernand: se faire avaler par une nuit acide ; assister, impuissant, à la ruine des repères séculaires et finir dans des eaux rougies par le sang des vignes.
Mais quand il part sur ses sentiers balisés au champ ou à la chasse, Paulette à son tour se rend à la porte. Elle a la clé. Et les battants se déploient en silence. Et dans cet univers qui s’ouvre, jamais le même, jamais tout autre, l’attendent les ombres mouvantes de ses désirs : un tapis volant, un ciel sans nuage et dans un coffre-fort bricolé au cœur d’une canopée, le corps et le sourire doux d’un amant étrange.
Diffusion mardi 14 mars 2023 – 10h40 / 17h40
R.Catinaud