J’ai vu (Niagara, 1990) Divergence
L’autre jour, à une heure tardive dans un bistrot où, visiblement, une bande d’amis un peu éméchés et très joyeux fêtaient un anniversaire, était diffusé à la radio un morceau de Niagara intitulé « J’ai vu ». Une chanson qu’on a tous entendu et qu’on chante machinalement quand elle passe en soirée. Ce fut d’ailleurs le cas ce soir-là. Et j’ai toujours été perturbé par la contradiction entre la violence des paroles et le fait qu’elle soit reprise ainsi en se dandinant sur la piste de danse.n
Alors, justement, ces paroles, quelles sont-elles ? Le morceau annonce la couleur dès le début :n
« J’ai vu Berlin, Bucarest et Pekin comme si j’y étais. / Matin et soir, le nez dans la télé, c’est encore plus vrai. / J’étais de tous les combats, collée devant l’écran. / A la fois à Soweto, en Chine et au Liban. / Lancer des pierres au bord de Gaza, je ne regrette pas. / Des religions, au nom de leur foi, m’ont lancé une fatwa. / J’ai vu la guerre, la victoire était au bout de leur fusil. / J’ai vu le sang sur ma peau, j’ai vu la fureur et les cris. / Et j’ai prié, j’ai prié pour tous ceux qui se sont sacrifiés. / J’ai vu la mort se marrer et ramasser ceux qui restaient… »n
Nous sommes en 1990. L’amour à la plage, c’est fini. Le groupe de Muriel Moreno, envoûtante, et Daniel Chevenez, génial compositeur pop, publie l’album « Religion ». Ils évoquent à la fois la guerre, le fanatisme religieux, les ravages du capitalisme, le rôle des médias. C’est l’esprit du temps, la fin d’un monde bipolaire à coup de bombes et de massacres : on évoque Tian’anmen en 1989, la sanglante dictature de Ceaucescu et sa chute non moins sanglante la même année, les émeutes, en 1976, de Soweto, en Afrique du Sud, où la police tire à balle réelle sur de jeunes écoliers noirs de 13 ans, la Première Intifada qui éclate en 1987…n
L’album sort le 16 avril. Le 2 août, lorsque l’Irak envahit et annexe le Koweït, la guerre du Golfe éclate. Les États-Unis, dirigés par George Bush père, réagissent et, à la tête d’une coalition de 35 Etats, attaquent l’Irak. On perçoit des relents de guerre froide : l’Irak était historiquement l’allié de l’URSS quand la voisine Arabie Saoudite était celui des Américains. Mais c’est bien sûr pour le contrôle du pétrole que les États-Unis se battent.n
Le single de Niagara sort en plein milieu du conflit avec un clip aux images violentes. Le groupe est critiqué, accusé de profiter de l’actualité pour augmenter ses ventes. Le morceau est aussitôt victime de censure par les radios et la télé. C’est ironique : la chanson dénonce justement l’hypocrisie des médias face à une guerre-spectacle, comme si l’écran télévisuel mettait une distance entre le spectateur de salon et la violence des combats à des milliers de kilomètres de là.n
Mais ne voyons aucune prémonition ni opportunisme de la part du groupe. Le monde est constamment en guerre et ce n’est pas mieux aujourd’hui. Si la chanson ressortait maintenant, elle serait tout autant d’actualité.nnnnDiffusion vendredi 9 mars 2018 – 10h40 / 17h40nnnC.Pereiran »