Délit de sale gueule Divergence
Bonjour et bienvenue dans “Viens te faire dévalider”, la chronique qui décortique les préjugés et l’actualité autour du genre et du handicap.
Le Festival de Cannes a ouvert ses portes hier, et j’ai déjà envie de mettre le feu au tapis rouge.
Vous avez sûrement entendu parler de la comédie du moment, “Un p’tit truc en plus”. C’est le premier film réalisé par l’humoriste Artus, mettant en scène deux cambrioleurs qui échappent à la police en rejoignant une colonie de vacances pour adultes handicapés.
Je n’ai pas vu ce film, et je n’aurais donc pas l’audace de vous proposer une critique basée sur la bande-annonce, qui m’a quand même occasionné quelques crispations de mâchoire. A ma décharge, les dernières comédies françaises censées célébrer la diversité de notre beau pays ont largement contribué à renforcer des préjugés stigmatisants sous couvert d’humour, à l’image du film “Les SEGPA”.
Mais voyons le verre à moitié plein. Ce film a au moins le mérite de montrer à l’écran des acteurs et actrices avec des handicaps variés, notamment des handicaps mentaux, ce qui est suffisamment rare pour être salué. Rappelons que les personnes avec des handicaps visibles représentent par exemple moins de 1% des personnes à la télévision, selon les rapports de l’ARCOM.
Revenons sous le soleil de Cannes. Tout le casting du film s’apprête donc, comme bien d’autres, à monter les marches du Festival de Cannes. Mais, contrairement aux autres acteurs et actrices, ils n’auront pas la chance d’enfiler une tenue de soirée digne du célèbre tapis rouge.
Les marques de haute couture, qui prêtent traditionnellement les tenues de soirée aux stars, ont refusé d’habiller les acteurs et actrices handicapées. Et elles avaient de très bonnes excuses ! Figurez-vous qu’il n’y avait tout simplement plus de tenues à prêter. Une pénurie de nœud papillon et de robes à paillettes à Cannes ; je crois que c’est une première !
N’oublions pas que Cannes, ce n’est pas seulement le festival de cinéma le plus célèbre et emblématique au monde. La parade des stars sur le tapis rouge est un rituel qui permet aux marques de luxe telles que Dior, Chanel ou Jean-Paul Gaultier de faire briller leurs créations dans le monde entier. Comme l’explique Luxus +, un média d’information spécialisé dans l’économie du luxe, “le tapis rouge de Cannes est devenu le podium ultime où chaque tenue est scrutée, admirée et parfois reproduite dans le monde entier. Les médias couvrent l’événement avec une intensité dépassant souvent celle des Jeux Olympiques.”
Le festival de Cannes est une vitrine médiatique incroyable, qui contribue à alimenter directement le business juteux des industries du luxe. Et ne croyez pas que les maisons déjà célèbres n’ont pas besoin de cette visibilité ! Chaque année, les répercussions médiatiques de telle ou telle tenue permettent de réaffirmer la créativité des marques associées, et donc de renouveler l’intérêt des médias comme des clients. Il y a un intérêt purement stratégique et commercial à habiller, chausser ou coiffer les stars.
Mais visiblement, cela ne concerne pas les acteurs et actrices qui ont “un p’tit truc en plus”.
Déçu mais philosophe, Artus a affirmé « C’est pas grave, c’est nos costumières du film qui vont leur faire des très beaux costumes (…) et ça va être très bien ». Ben non Artus, c’est grave, et ça me met dans une colère monstrueuse. Parce que ce qu’il se passe ici, c’est du délit de sale gueule. Les onze acteurs et actrices handicapées du film ne porteront pas de tenue de luxe parce qu’ils n’ont pas la gueule de l’emploi. Parce que ces grandes marques ne veulent pas associer leurs vêtements, et donc leur image de marque, avec des visages et des corps en dehors de leurs petites normes étriquées.
C’est du validisme ordinaire. Mais ce n’est pas parce que c’est ordinaire que c’est moins violent. Les personnes handicapées, même à l’affiche d’un film, même invitées à un festival aussi prestigieux que celui de Cannes, sont toujours traitées différemment des personnes valides.
Et cette histoire me fait penser à un autre délit de sale gueule, en Grande-Bretagne cette fois. Comme à chaque rentrée scolaire, un photographe est venu immortaliser les élèves dans cette école primaire d’Aboyne, dans la région d’Aberdeen en Écosse. Sauf que cette année, les parents d’élèves ont reçu deux versions de la photo de la classe, avec et sans les élèves handicapés. Le photographe s’est permis de modifier les clichés pour effacer numériquement les élèves jugés indésirables, notamment une fillette de neuf ans, atteinte de paralysie cérébrale et en fauteuil roulant.
Imaginez deux secondes la réaction des parents concernés, quand ils ont découvert qu’on avait cherché à effacer leurs enfants de la mémoire collective. Heureusement, la proposition a fait un tollé général, et la Mairie a présenté ses excuses pour cet incident. Mais le mal était fait.
Partout dans le monde, dans les évènements, dans l’espace public, dans les écoles, dans les médias ou dans la pop culture, on invisibilise les personnes handicapées. On les pousse hors du cadre. On les enferme dans des institutions loin des regards. Casse-toi, tu pues. Et surtout marche à l’ombre.
Arrêtez de vouloir changer de regard sur le handicap. Ça ne suffit plus. Ça n’a jamais suffit. Ce qu’on veut, c’est vivre à vos côtés, avoir les mêmes droits et les mêmes choix. L’égalité, pas la charité. Qu’on soit une écolière de 9 ans en fauteuil roulant ou une actrice atteinte de Trisomie 21 qui rêve d’enfiler une tenue de princesse pour défiler à Cannes.
C’était Béatrice, du collectif Les Dévalideuses. A la semaine prochaine !
Diffusion mercredi 15 mai 2024 – 10h20 / 17h15
B.Pradillon