Pas une de plus Divergence
Je préviens, cette chronique touche un sujet sensible et risque d’être un peu difficile à écouter.
Vendredi s’est ouvert le procès en appel de Bruno Garcia-Cruciani à Ajaccio, condamné en première instance à la perpétuité pour le meurtre de son ex-compagne Julie Douib. Cette histoire avait marqué les esprits car cette mère de deux enfants avait porté plainte 7 fois avant d’être finalement tuée par son ex conjoint.
Comme elle, chaque année de nombreuses femmes sont tuées sous les coups de leur conjoint, de leur père, ou d’une vague connaissance. On appelle ça un “féminicide”. Mais ça veut dire quoi exactement ?
On utiliser le terme féminicide lorsqu’une femme est tuée en raison de son genre. Dans la presse, on entend principalement parler de féminicide conjugal, c’est à dire de femmes tuées par leur conjoint ou ex conjoint. Dans ce cas, il y a parfois d’autres victimes directes : les enfants du couple, ou encore un proche présent au moment des faits. Mais il existe beaucoup d’autres cas moins médiatisés en dehors de la sphère conjugale. Ça peut être une travailleuse du sexe tuée par son client. Ou une femme tuée par un collègue qui l’a suivie jusqu’à sa voiture.
Les féminicides n’épargnent personne : les victimes ont tous les âges, tous les profils, elles proviennent de tous les milieux sociaux. Le point commun de tous ces crimes est une mécanique de domination. C’est l’étape ultime de la domination masculine, une façon de dire “ta vie m’appartient”. Très souvent, l’aspect misogyne croise d’autres aspects, comme le racisme, ou le validisme lorsque la victime est handicapée.
Depuis plusieurs années, les militantes féministes se battent pour la reconnaissance des féminicides, car la majorité de ces morts pourrait être évitée. Dans le cas des féminicides conjugaux, un tiers des victimes avaient déjà subi des violences antérieures, et 64% de celles-ci avaient signalé ces violences aux forces de l’ordre. On a donc généralement affaire à des femmes qui ont tenté d’alerter la justice. Malheureusement 80% de ces plaintes sont classées sans suite. Pourquoi n’ont-elles pas été crues, entendues, protégées ?
Depuis 2016, l’association “Féminicides par compagnons ou ex” tient un décompte annuel, pour alerter l’opinion publique et les autorités. Mais ce décompte exclut de fait tous les cas qui n’entrent pas dans le cadre conjugal comme les infanticides ou les meurtres de travailleuses du sexe. Par ailleurs, l’association a tenu des propos discriminants à l’égard des femmes trans, qui n’ont pas manqué de soulever l’indignation.
En 2021, l’association NousToutes a donc décidé de tenir son propre décompte. Un décompte plus inclusif et plus représentatif de la réalité. Pour l’aider dans cette tâche, elle a réunit autour d’elles d’autres collectifs : la Fédération Parapluie Rouge, Acceptess-T, Act-up et Les Dévalideuses.
Après un an de travail, l’Inter Organisation Féminicides a été officiellement dévoilée. Elle a pour objectif d’élever le niveau de conscience collective et le débat public autour du phénomène des féminicides, en proposant par exemple des modalités d’action et de mobilisation.
La veille médiatique est assurée par une dizaine de bénévoles de l’association NousToutes. 365 jours par an, tous les matins, elles décortiquent des articles de presse pour trouver des faits. Elles enregistrent tous les cas, nom, prénom, âge, ville, etc Et lorsqu’il y a un doute sur les circonstances du décès, elles font appel à des associations locales ou aux familles des victimes. Elles suivent certains dossiers pendant des semaines voir des mois. C’est un travail laborieux, invisible, et d’une violence psychologique inimaginable. Il faut un courage inouï, lorsqu’on a soit même été victime de violences (comme c’est le cas de la majorité des militantes féministes) pour affronter en plus toute cette horreur au quotidien. Le tout bénévolement bien sûr.
C’est grâce à elles qu’on a des chiffres, et derrière ces chiffres des noms, et des histoires. C’est grâce à elles qu’on en parle dans les médias depuis quelques années. Grâce à elles que peut-être un jour le mot “féminicide” sera enfin reconnu dans le Code Pénal.
Ce travail, ce devrait être celui du gouvernement. Du Ministère de l’Égalité homme femme. Ou d’un observatoire indépendant, financé par les fonds publics. Mais pas d’une poignée de bénévoles fatiguées et traumatisées. Qui subissent en plus des insultes et du harcèlement sur les réseaux sociaux.
Lundi soir, le sinistre décompte a recommencé : la première victime de 2023 a été officiellement recensée, il s’agit d’une femme poignardée par son fils à Malakoff. Et d’autres cas sont actuellement étudiés.
Notre système est profondément défaillant. Notre police et notre justice sont inaptes à prévenir et à enrayer les violences de genre. Combien de ces féminicides auraient pu être évités si nous prenions au sérieux la parole des femmes ? Il est intolérable que nous devions continuer à compter nos mortes, mais nous le ferons jusqu’à ce que le gouvernement mette en place des mesures concrètes pour éviter ces drames qui détruisent chaque année des familles entières.
C’était Béatrice, pour “Viens te faire dévalider”. Je vous dis à la semaine prochaine.
Diffusion mercredi 25 janvier 2023 – 10h20 / 17h05
B.Pradillon