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Société

Un monde moins solidaire

today14/11/2023 19 19

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    Un monde moins solidaire Divergence


Il y a quelques jours, l’illustratrice Fanny Vella a publié un dessin sur Instagram, montrant un couple et leur bébé assis dans leur appartement, avec derrière une fenêtre grande ouverte sur des bâtiments bombardés. Le mari se cache les yeux et sa femme demande “Qu’est-que tu fais ?” L’homme répond “Je ferme les yeux sur l’actualité, c’est pour ma santé mentale. Tu peux regarder ailleurs ou te concentrer sur le positif apparemment, ça marche aussi.”

En commentaire, Fanny Vella explique que c’est un privilège de pouvoir s’écarter de l’actualité violente, d’avoir le droit de détourner les yeux pour protéger son bien-être mental ou émotionnel. Que cela peut empêcher la mobilisation et l’action collective, et qu’en ce sens les personnes qui détournent le regard peuvent contribuer à perpétuer des injustices.

C’est violent, mais c’est vrai. C’est un privilège pour moi d’être blanche, née en France, d’avoir un toit au-dessus de ma tête, de savoir que mon enfant va grandir en sécurité. Quand on demande aux gens de réfléchir à leurs privilèges, ça ne veut pas dire s’auto flageller d’être né comme ci ou comme ça. Ça veut dire être capable de faire preuve d’un peu d’empathie en mettant en perspective notre propre condition vis-à-vis de celle des autres.

Mais je voudrais apporter un peu de nuance. Il ne faut pas non plus culpabiliser de détourner le regard des informations violentes, surtout lorsqu’on souffre d’anxiété, de dépression ou d’autres troubles psy envahissants. Par ailleurs, je crois qu’il est humainement impossible de s’indigner et de réagir à toutes les choses révoltantes qui se passent autour de nous. Cela demande une énergie que la plupart d’entre nous n’avons pas, à la fin de la journée. Avoir le temps et l’énergie de militer, sur les réseaux ou sur le terrain, c’est aussi une forme de privilège.

Aujourd’hui, je voudrais vous parler d’un autre type de privilège. Celui de bénéficier d’un système de sécurité sociale, qui malgré ses défaillances nous permet de consulter un médecin, d’être soigné ou opéré, sans s’inquiéter de la facture. En France, nous sommes très fiers de ce système. Permettre à tous d’avoir accès aux soins est la base de la solidarité. Et nous sommes les premiers à nous moquer ouvertement des Américains qui doivent souvent choisir entre refuser des soins ou s’endetter jusqu’à perdre leur maison. Aux Etats-Unis, un acte aussi anodin qu’un accouchement coûte des milliers de dollars. C’est proprement hallucinant.

Pourtant, mardi 7 novembre, le Sénat a adopté la suppression de l’aide médicale d’Etat (qu’on appelle AME), un dispositif permettant aux étrangers sans papiers de bénéficier d’un accès aux soins, accordé seulement sous certaines conditions, et dans la limite des tarifs de la sécurité sociale. D’après les discussions en cours, les immigrés sans-papiers ne seraient soignés seulement qu’en cas d’urgence, avec un panier de soins réduit.

La première chose à savoir, c’est que la suppression de l’AME a été votée dans le cadre de l’examen du projet de loi immigration au Sénat. Le projet doit encore passer devant l’Assemblée Nationale en décembre, ce qui veut dire qu’il est encore possible de faire pression pour faire marche arrière.

La seconde, c’est que si on limite le remboursement des soins aux urgences, ça veut dire qu’on incite les personnes concernées à se rendre directement aux urgences plutôt que chez leur médecin, dans l’espoir que cela soit pris en charge. Sachant que notre système de soins a énormément souffert ces dernières années, que les urgences sont déjà sous tension partout en France, avec des files d’attente de plusieurs heures, on peut déjà prédire que la réduction des remboursements aux seules urgences va encore venir aggraver une situation déjà précaire.

Mais surtout, si on décide de ne plus soigner les personnes sans papier, ça veut dire qu’on va laisser près de 400 000 personnes, qui ont déjà un dur parcours derrière elles pour quitter leur pays, souffrir dans leur chair. Et les personnes les plus touchées par cette mesure seront comme toujours les jeunes enfants, les femmes enceintes, les personnes âgées et les personnes handicapées.

L’abandon de l’AME n’est rien de moins qu’un déni de solidarité. Nous ne pouvons pas refuser de soigner des personnes sur notre territoire, simplement parce qu’elles ne sont pas nées ici. Cela a bien sûr fait réagir les soignants. Plus de 3500 d’entre eux affirment qu’ils continueront à soigner gratuitement ceux qui en ont besoin, dans une tribune publiée le 11 novembre . « Moi, médecin, déclare que je continuerai à soigner gratuitement les patients sans papiers selon leurs besoins, conformément au Serment d’Hippocrate que j’ai prononcé. »

Ceux et celles qui se réjouissent déjà de cet abandon ne doivent pas oublier que l’un des objectifs de l’AME est aussi de juguler le risque de propagation d’affections contagieuses non soignées. Les personnes qui arrivent sur le territoire sont potentiellement porteuses de maladies contagieuses, et les traiter avant que cela ne se propage est une question de bon sens. Des fois je me dis qu’on n’a tiré aucune leçon d’une pandémie qui a décimé environ 7 millions de personnes selon l’Organisation Mondiale de la Santé.

Je sais que cela demande de l’énergie de s’indigner. Mais il faut s’indigner de l’abandon de l’AME. Nous devons continuer à faire preuve de solidarité envers les personnes les moins privilégiées. C’est notre propre humanité qui est en jeu.

C’était Béatrice, pour “Viens te faire dévalider”. Je vous dis à la semaine prochaine.

 

Diffusion mercredi 15 novembre 2023 – 10h20 / 17h05

 

B.Pradillon


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