Le témoignage d’Avril Divergence
Si vous suivez un peu cette chronique, vous savez combien le validisme peut nous pourrir l’existence. Le validisme, c’est l’ensemble des discriminations et préjugés à l’égard des personnes handicapées, qui conduisent à des comportements allant du rejet franc à la pitié bienveillante. Nous sommes tous et toutes pétris de ces préjugés, même si ces biais validistes peuvent se couvrir de bonnes intentions.
Alors, quand le handicap survient au cours de la vie, et qu’on bascule soudainement de valide à invalide, on se retrouve d’un coup propulsé de l’autre côté du miroir, à observer chez les autres les comportements qui nous animaient autrefois. Cette expérience soudaine du validisme peut être alors très violente. C’est le cas d’Avril, une jeune femme de 35 ans. Elle a choisi d’écrire pour raconter son expérience, et aujourd’hui ce sont ses mots que je vais vous lire.
En 2017, je suis brutalement passée dans la catégorie « personnes handicapées ». Un événement inattendu m’a plongée dans un état de dépendance extrême associé à des douleurs terribles, des difficultés pour respirer et une incapacité à communiquer par quelque moyens que ce soit. En plus de l’horreur de la situation, j’ai subi des violences médicales qui me sont alors apparues comme anecdotiques mais qui n’en demeurent pas moins graves. À ce médecin qui m’a déshabillée sans aucune raison valable, moi qui ne pouvait pas protester ni même réagir, devant toute une équipe d’élèves en médecine et m’a laissée nue en partant avec comme seule option d’attendre qu’une infirmière entre dans ma chambre et me rhabille, je voudrais lui demander s’il aurait agit ainsi si j’avais été un homme d’une catégorie sociale supérieure.
J’ai, après de nombreux mois, récupéré beaucoup de capacités motrices, même si je suis restée handicapée à 80%. Pourtant, dès que la crise a commencé à se calmer, que les douleurs sont devenues supportables, ma respiration plus aisée et que j’ai pu à nouveau communiquer avec mon entourage, une nouvelle forme d’oppression m’est apparue. […] J’ai rapidement découvert que la société m’est hostile, que ce soit par le manque d’accessibilité des lieux ou par les réactions totalement inappropriées de la plupart des gens. Je fais face à l’ignorance des personnes valides et aux projections qu’elles portent sur moi.
Avant d’être handicapée, j’étais déjà malade chronique mais cela ne se voyait pas et ne me définissait pas, même pour ceux qui étaient au courant. À partir du moment où mon handicap s’est perçu, j’ai compris dans le regard des autres qu’il est devenu pour eux mon identité. Comment dire à une personne croisée en ville ou au restaurant que je ne suis pas que cela ? Tous ces gens […] qui s’adressent à celui ou celle qui m’accompagne pour dire des choses qui me concernent ou même répondre à mes propres questions, celleux qui évitent mon regard, celleux qui cherchent à pousser mon fauteuil électrique (que les choses soient claires, cela ne sert à rien) sans m’en avertir, celleux qui, me voyant avoir des difficultés pour faire quelque chose, se précipitent sur moi, me touchent, mettent leurs mains dans mes affaires sans me demander mon avis ni même me dire bonjour, celleux qui s’énervent parce que mon fauteuil prend trop de place, me disputent parce que, le nez dans leur téléphone, iels m’ont percutée (mais c’est toujours de ma faute), celleux qui insistent pour rendre un service (« attendez, attendez, je vais le faire ! », non je n’attends pas, si je voulais de l’aide, je l’aurais demandé) et qui se vexent si je leur dis non (est-ce pour moi ou pour vous-même que vous tenez tant à faire ces choses à ma place ?), toustes celleux-là altèrent grandement la sérénité de mon quotidien.
Certaines maladresses partent de bonnes attentions et je crains avoir eu moi-même ce genre de comportement inadapté par le passé. Certaines, en revanche, sont de profondes réactions de rejet voire de dégoût ou de peur. Cependant, elles témoignent toutes de l’ignorance de la population générale concernant le handicap et participent à une certaine discrimination : le validisme.
Le validisme a des répercussions sur tous les aspects de nos vies. Je me heurte à cette discrimination dans ma recherche d’emploi, mon envie de faire des rencontres, et plus généralement dans toutes mes activités. Les préjugés sont tellement forts qu’il me semble devoir constamment faire mes preuves, être meilleure, plus drôle, plus patiente que quiconque.
Le quotidien est compliqué : puisque rien n’a été pensé pour nous, il faut constamment penser à l’accessibilité, aux moyens de transports et tous les détails de chaque action. Je me rends compte, frustrée et déçue, que je n’ai plus le droit à la spontanéité. Par exemple, on demande aux personnes en situations de handicap de réserver des services qui suppléent le manque d’accessibilité (alors que ce manque ne devrait pas exister selon la loi handicap de 2005) plusieurs jours voire semaines à l’avance. Il faut aussi penser aux commodités (les toilettes dans les trains, par exemple, ne sont pas accessibles en fauteuil) et à un ensemble de choses pourtant essentielles et dont le commun des mortels n’a pas à se soucier. Pourtant, la possibilité d’une maladie ou d’un accident et, par-dessus tout, le vieillissement existent pour tout à chacun∙e. Comment peut-on alors ignorer et exclure ainsi une partie de la population, alors même que nous serons toustes plus ou moins amené∙e∙s à en faire partie un jour ?
Alors que ces questions m’interrogent, je découvre des collectifs de militant∙e∙s handicapé∙e∙s et comprend que cette lutte se joue depuis longtemps dans l’invisibilité et l’indifférence la plus totale, que l’absence de représentation au sommet de l’État est anormale, qu’il n’est pas logique que tout ce qui concerne les personnes handicapées soit pensé et organisé uniquement par des personnes valides, que l’institutionnalisation ne va pas de soi, que les chances ne sont pas données de la même manière à toustes, que ces discriminations sont liées également à des décisions politiques… Finalement, je crois que la situation arrange bien ceux qui détiennent le pouvoir. Une quantité abyssale d’injustices et d’aberrations, dont j’ignorais l’existence jusque-là, jaillit à ma conscience. […]
Les femmes handicapées, comme les femmes valides mais à un plus haut degré encore, font l’objet (je cite Les Dévalideuses) « d’infériorisation et d’infantilisation, de contrôle du corps et des comportements, de discriminations sexistes, de privation d’accès à des droits égaux, de violences sexistes, y compris sexuelles, qu’elles soient privées, institutionnelles, médicales, ou économiques ». […]
Cinq ans après le jour de bascule, ma vie ne ressemble en rien aux projections que je m’en faisais. Handicapée, célibataire, sans enfant, j’ai appris à me combler par des relations humaines, de la culture sous toute ses formes et trouver du sens dans d’autres choses que celles qu’on juge habituellement essentielles. Cette vie mérite aussi d’être vécue. Elle peut être belle. Beaucoup des choses qui la compliquent viennent en réalité de l’extérieur, de l’adversité, d’éléments qui pourraient être changés s’il y avait une réelle volonté sociétale et politique en ce sens. Il est temps d’avoir une vision moins misérabiliste (comme celle affichée lors du Téléthon) ou héroïsante du handicap (comme lors des jeux paralympiques ou dans les très rares représentations médiatiques de personnes concernées). J’aimerais tant que nous créions ensemble une société où nous aurions toustes notre place. Je sais que cela est possible si nous nous allions pour la construire.
C’était Béatrice, du collectif Les Dévalideuses. A la semaine prochaine !
Certaines parties du témoignage d’Avril ont été coupées pour les besoins de la chronique. Les coupes sont indiquées par des crochets […]
Diffusion mercredi 5 avril 2023 – 10h20 / 17h05
B.Pradillon