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Société

Les invisibles

today06/02/2024 50 8

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    Les invisibles Divergence


En janvier, j’ai préparé une conférence qui m’a fait réfléchir à mon parcours, à ce que cela représente de grandir et vivre avec un handicap socialement invisible.

Je n’aime pas trop l’expression “handicap invisible” parce qu’elle a tendance à gommer nos difficultés pourtant bien visibles. Ce n’est pas parce que j’ai l’air parfaitement valide que je n’ai pas besoin d’accessibilité par exemple.

J’ai découvert au fil du temps que l’apparence de validité que me confère ma surdité est une lame à double tranchant.

On peut voir ça comme un privilège lorsqu’on peut choisir d’ignorer son handicap. Pour ma part, diagnostiquée à 8 ans, j’ai vécu dans le déni jusqu’à l’âge de 25 ans. Je vivais comme une personne valide, sans aide technique, sans soutien scolaire, avec des amis qui ignoraient tout de mes difficultés.

Quand je raconte mon parcours, on me demande parfois comment j’ai pu réussir à imiter aussi bien l’apparence de la validité. En réalité, on développe aussi bien consciemment qu’inconsciemment toute une série de stratégies destinées à masquer notre handicap.

On parle de “masking” lorsque les personnes autistes imitent les traits, les façons d’agir ou de parler des personnes neurotypiques pour cacher leur diagnostic et éviter de se faire remarquer. Mais les personnes autistes ne sont pas les seules à adopter la stratégie du caméléon.

Pour ma part, grandir près de Marseille a très clairement changé la donne. Dans le sud, les gens parlent fort, très fort. Et ils articulent. L’accent marseillais a été une bénédiction pour ma surdité. Je n’aurais pas pu faire la même scolarité en région parisienne par exemple, où les gens semblent chuchoter en permanence.

Et puis j’ai développé des stratégies inconscientes, comme la lecture labiale. Personne ne m’a appris, et j’ignorais même m’en servir jusqu’à ce qu’on me le fasse remarquer. C’est la raison pour laquelle je n’arrive pas à entendre les gens lorsqu’ils cachent leur bouche ou tournent la tête.

Et puis le cerveau compense en grande partie. Encore maintenant, alors que je suis appareillée, il m’arrive de louper des mots dans une phrase. En quelques secondes, mon cerveau reconstitue le puzzle. Il imagine les mots manquants grâce au contexte et me fournit les informations suffisantes pour pouvoir poursuivre la conversation sans laisser de blanc.

Et puis j’ai développé une autre technique, complètement conscience pour le coup, que j’appelle l’actor studio. Lorsque je suis en grande difficulté de compréhension, je suis capable de fournir toute une panoplie de réactions pour faire croire à mon interlocuteur que j’entends parfaitement. Je hoche vigoureusement la tête, je rigole sur demande, je fronce les sourcils, et je relance régulièrement la conversation avec des “ha bon ?” parfaitement maîtrisés. Je module mes réactions en fonction des rares mots entendus et de l’expression faciale de la personne en face de moi. J’ai tenu des soirées entières dans des bars bruyants de cette manière.

Bien sûr, cette technique s’avère complètement inutile lorsqu’il s’agit d’étudier par exemple. A l’école, je me suis grandement appuyée sur mes facilités, abandonnant rapidement les matières qui me demandaient trop d’énergie. A partir du lycée, lorsque les choses sont devenues sérieuses, j’ai dû me trouver des alliés. J’étais souvent amie avec les bons élèves ; ils m’aidaient à prendre des notes ou me répétaient les choses que je n’avais pas entendues. Aujourd’hui, c’est mon mari qui me sert d’allié au quotidien.

Et lorsque toutes ces techniques échouent, la lecture labiale, la compensation, l’actor studio et les alliés, il me reste toujours une dernière option : dire que je n’ai pas entendu, et faire répéter.

Je pense que la plupart des personnes avec des handicaps socialement invisibles développent elles aussi des techniques leur permettant de se fondre dans la masse. Parce que le handicap s’accompagne encore aujourd’hui d’énormément de préjugés et de discriminations, je comprends qu’on veuille flouter nos différences.

Mais cela a un coût ! Car toutes les techniques qu’on déploie se font au détriment de notre bien-être physique ou mental, de notre énergie, ou de notre capacité à s’intégrer réellement dans un groupe. Par exemple, cela me demande beaucoup d’énergie pour suivre les échanges dans un environnement bruyant ou simplement lors d’une réunion professionnelle. Il suffit d’une mauvaise acoustique ou d’un interlocuteur qui n’articule pas bien pour me mettre dans une position intenable. J’en ressors complètement épuisée.

Les personnes avec des handicaps socialement invisibles ou maladies chroniques déploient bien souvent deux fois plus d’énergie que les autres pour maintenir les apparences dans leur environnement social et professionnel. D’autant que lorsqu’on arrive à décrocher un travail, le fait que notre handicap soit “invisible” nous pousse bien souvent à minimiser voir à taire nos besoins. Je pense que quelque part, on a conscience qu’on est la majorité privilégiée, que l’invisibilité de notre handicap nous rend plus “employable”, alors on se fait petit. On se force toute la journée à taire notre inconfort pour ne pas déranger les autres.

Les personnes avec des handicaps visibles rencontrent des problématiques similaires. Car on voit ce qui est visible (par exemple la canne ou le fauteuil roulant), et on oublie tout le reste, les symptômes invisibles comme la fatigabilité, les douleurs, les difficultés de concentration, la sensibilité aux bruits, les troubles psy, etc.

Aujourd’hui, j’ai appris à moins masquer. À affirmer mon handicap et mes besoins. À rendre visible ce qui était auparavant invisibilisé. C’est aussi une manière de prendre soin de moi. Le parcours a été long, mais je sais désormais que ce n’est pas à moi de fournir tous les efforts, que la société doit s’adapter aux personnes handicapées, et non l’inverse.

C’était Béatrice, pour “Viens te faire dévalider”. À la semaine prochaine !

 

Diffusion mercredi 7 février 2024 – 10h20 / 17h05

B.Pradillon


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