Attention, Handicapés Méchants ! Divergence
Aujourd’hui, nous allons remonter dans le temps. Pour mieux comprendre les luttes d’aujourd’hui, il est important de regarder dans le rétroviseur.
D’abord, il faut un peu comprendre quel est le contexte français dans les années 60 vis-à-vis du handicap. A cette époque, on ne voyait que très peu de personnes handicapées dans la rue : elles étaient cantonnées dans leur famille, ou confiées à des institutions religieuses où elles vivaient en milieu fermé. Les personnes handicapées étaient alors des sujets de charité, qu’on regardait avec pitié, et qu’on tenait loin de la société.
A la même époque, aux États-Unis, la société connaît de grands bouleversements. Le mouvement des droits civiques est à son apogée ; c’est une époque de révolte, aussi bien pour les afro-américains que pour d’autres minorités opprimées. Tous ces mouvements sociaux trouvent un terreau fertile dans les universités anglo-saxonnes, où les jeunes esprits en ébullition cherchent à développer de nouvelles théories pour appréhender le monde moderne.
C’est dans ces universités que se développent les disability studies, inspirées des gender studies. Il s’agit d’étudier le handicap dans ses dimensions sociales, culturelles et politiques. Avant cela, le handicap était pensé comme un problème individuel. C’est ce qu’on appelle le modèle médical du handicap : les personnes handicapées sont perçues comme des corps défaillants, qui doivent être à tout prix soignés, redressés, guéris. Les études autour du handicap font émerger un autre modèle. Et si le handicap n’était pas juste un problème médical ? Et si c’était l’expérience collective d’un environnement inadapté, et la conséquence de mécanismes de domination produits par une société pensée par et pour les personnes valides ?
Prenons par exemple une personne sourde équipée d’appareils auditifs qui se rend au cinéma. Le cinéma dispose d’une boucle magnétique, et tous les films sont proposés avec audio description. Par ailleurs, le personnel du cinéma est formé de manière à savoir communiquer correctement avec les différents publics handicapés. Dans ce contexte précis, il n’existe plus de barrières qui empêche la personne sourde d’apprécier son film comme une personne valide. C’est un exemple un peu simpliste, mais l’idée est que notre handicap naît avant tout du manque d’adaptation de notre environnement. Mine de rien, c’est un changement complet de paradigme.
Mais revenons en France. Ici aussi les choses bougent à toute vitesse, mai 68 est passé par là, libérant la parole des femmes, des jeunes, des minorités racisées mais aussi des personnes handicapées. C’est dans ce contexte propice aux luttes que naît le CLH, le Comité de Lutte des Handicapés, au début des années 70.
Le CLH se revendique dès le départ comme une association politique. A contre-courant de la pensée dominante, le CLH s’oppose fermement à la gestion médicale et paternaliste du handicap. Il pose l’idée que ce n’est pas aux handicapés de s’adapter à la société, mais à la société de s’adapter à eux.
Le Comité crée un journal, appelé “Handicapés méchants”. Il est merveilleux ce titre quand on y pense. D’un coup, on casse l’image des gentils petits handicapés dociles et souriants pour montrer des “handicapés méchants”, énervés et coriaces.
La première édition, en janvier 1974, titre en lettres capitales “Le droit de vivre ne se mendie pas, il se prend !”. Je vous lis les premières lignes : Nous ne sommes pas plus “méchants” que les paysans du Larzac, que la femme en lutte pour la liberté de l’avortement et de la contraception, que les immigrés dénonçant leurs conditions de logement et de travail, que les prisonniers s’élevant contre les conditions carcérales […] Non, pas plus méchants… Comme eux, comme elles, nous ne voulons plus être dépossédés de notre droit à la vie, du droit de disposer de nous-mêmes, du droit au plaisir, au désir.
Ce journal est une mine d’or. Il pose les bases de tous nos combats. Ainsi, dans le numéro de janvier 75, la photo en première page montre une personne en fauteuil roulant face à une entrée de métro non accessible, avec en sous-titre “L’autonomie : c’est la suppression de toutes ces barrières”. On peut dire que cette Une est incroyablement d’actualité puisque, près de 50 ans après, 97% des bouches de métro parisiennes sont toujours honteusement inaccessibles.
Mais le CLH ne se contente pas de dénoncer l’inaccessibilité des lieux publics. Comme je vous disais, ses revendications sont très politiques. Dans sa charte de revendication, le ton est donné : “La lutte des handicapés n’est pas une lutte de marginaux comme on le voudrait bien, c’est une lutte qui fait partie intégrante de la lutte de classe”. Un des articles explique que le travail est l’un des premiers facteurs de handicap et de maladie, et qu’il faut s’allier aux travailleurs concernant le renforcement des règles d’hygiène et sécurité en entreprise. Ses objectifs à long terme sont notamment de lutter contre les rendements et les cadences pour tous les travailleurs, valides ou non, afin de garantir le droit au travail sans discrimination.
Le journal s’insurge aussi contre la charité organisée : “Peut-on pratiquer une politique santé-sociale efficace, équitable, répondant aux besoins réels de toute une population, lorsque cette politique dépend de la charité, du profit et du larmoiement national ?” Au fil des numéros, beaucoup de sujets sont abordés : accessibilité, droit à l’éducation et au travail, autonomie, sexualité, contraception…
Malheureusement, le mouvement impulsé par le Comité de Lutte des Handicapés n’a pas duré. Aujourd’hui pourtant, leurs travaux continuent d’alimenter les réflexions des associations pour les droits des personnes handicapées. J’aime à penser que nous sommes les descendants des Handicapés Méchants, et que leur combat continue à travers nous.
C’était Béatrice, pour “Viens te faire dévalider”. Vous trouverez toutes les archives des Handicapés Méchants en dessous de la transcription de ma chronique. A la semaine prochaine !
Archives des Handicapés Méchants : https://archivesautonomies.org/spip.php?article9
Diffusion mercredi 31 mai 2023 – 10h20 / 17h05
B.Pradillon