Une question de poids Divergence
Chaque année, passé les fêtes, le même phénomène se produit. Les inscriptions en salle de sport bondissent et les accessoires de sport se vendent comme des petits pains chez Decathlon. Le pays entier se met au sport ou au régime. Que l’on veuille prendre du muscle ou perdre du poids, l’idée sous-jacente est la même : le gras n’est pas désirable et il faudrait s’en débarrasser.
L’obsession de la minceur va de paire avec la condamnation de la grosseur. Autrement dit, on ne se contente pas de célébrer les corps minces, mais on juge en permanence les corps qui ne correspondent pas à cet idéal de minceur. On juge les autres, et on se juge soi-même. On s’acharne à rester mince ou à le devenir. Comme si notre poids définissait notre valeur en tant que personne. J’ai récemment réalisé, en répondant à un questionnaire sur le sujet, que j’étais moi-même obsédée par cette question. La question était : combien de fois pensez-vous à votre poids : plusieurs fois par mois, plusieurs fois par semaine, plusieurs fois par jour ? Et j’ai réalisé que j’y pensais absolument tous les jours. Comme un bruit de fond qui ne me quitte jamais.
Faut dire que j’étais adolescente au début des années 2000. A l’époque, les modèles de beauté féminins se nommaient Britney Spears, Kate Moss, Victoria Beckam ou encore les soeurs Olsen. Si tu n’avais pas les joues creuses et les os saillants, tu étais considérée comme “ronde”. Les troubles du comportement alimentaire étaient complètement banalisés, et on commençait à peine à parler des effets pervers de l’extrême maigreur des mannequins dans la représentation du corps des femmes.
Nous avons tous évolué dans une société où il semblait normal de juger les corps gros. Et cela porte un nom : la grossophobie. Je n’exagère rien quand je dis que nous sommes tous plus ou moins grossophobes, parce que nous n’avons pas appris à penser autrement.
Ce préjugé a des conséquences jusque dans le choix des vêtements en magasin. En France, la plupart des magasins de prêt-à-porter s’arrêtent à la taille 42, alors que 41% des françaises s’habillent dans des tailles allant du 44 au 56. Pour trouver des tailles adaptées, il faut se rendre dans les rayons “grandes tailles” de certains magasins, ou trouver des enseignes spécialisées (et elles sont rares !). C’est extrêmement stigmatisant.
Il y a quelques jours, le médecin et auteur Baptiste Beaulieu publiait un petit récit sur Instagram pour raconter comment il avait pris 10 kilos en 10 ans, et comment nous avions tendance à manger littéralement nos émotions. “Le sucre, le gras, le sentiment de satiété excessif, comme une ancre dans le ventre permettant d’immobiliser le corps au milieu de la mer d’un monde qui va trop vite et où tout est tempête et tonnerre, et où, finalement, le seul sentiment de contrôle et de joie est d’acheter ce qui nous fait plaisir temporairement”. Il invitait ses lecteurs à simplement “foutre la paix” aux gens sur leur poids, en renvoyant vers des études très sérieuses qui expliquent que faire culpabiliser une personne sur son poids n’est JAMAIS productif, et que ça n’a jamais aidé personne à mincir. Un joli message d’acceptation de soi plutôt anodin à première vue. Et pourtant, figurez-vous qu’il a reçu un flot de commentaires acerbes, l’accusant par exemple de faire la promotion de l’obésité morbide.
Je suis de nombreuses femmes grosses sur les réseaux sociaux, des femmes qui bousculent les préjugés en affichant fièrement leurs corps et en partageant leurs réflexions sur le sujet. Elles aussi sont régulièrement accusées de faire la promotion de l’obésité, par des personnes persuadées que le surpoids s’accompagne forcément de problèmes de santé. Et que cela leur donne le droit d’interpeller une personne grosse sur le sujet, simplement parce qu’elle a choisi de vivre avec son poids au lieu de s’en excuser ! Les personnes grosses connaissent mieux que quiconque les éventuels risques pour leur santé, ce n’est donc pas la peine de vous inquiéter pour elles. D’ailleurs, si la santé publique vous intéresse autant, n’hésitez pas à distribuer des flyers de prévention sur l’alcoolisme au rayon vins de votre supermarché.
En réalité, même si la surcharge de poids peut s’accompagner de diabète, de problèmes de tension ou de problèmes rénaux, on peut être en surpoids et en très bonne santé, comme on peut être mince et en mauvaise santé. Et quand bien même, notre santé n’est pas une affaire publique ! On s’aperçoit ainsi que les préjugés grossophobes sont intimement liés aux préjugés validistes. Les corps gros, comme les corps malades ou handicapés, sont pointés du doigt et marginalisés.
La grossophobie est une discrimination avec des conséquences parfois gravissimes. Les personnes grosses sont discriminées dans leur recherche d’emploi ou de logement, mais aussi dans le milieu médical. Elles subissent régulièrement des réflexions déplacées, paternalistes et culpabilisantes, voire carrément cruelles. On leur demande de mincir alors qu’elles sont venues pour un mal de gorge. On leur refuse des protocoles de soin parce qu’elles n’ont pas la bonne IMC, alors même que de plus en plus de professionnels remettent en cause la validité de cet indicateur. Dans une étude parue en 2022 (https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-03616950/document) portant sur une centaine de personnes concernées, 87% des répondants estimaient avoir déjà vécu de la grossophobie dans le milieu médical. Et cela influe fortement sur le suivi des soins : 64% des répondants ont déjà arrêté leur suivi médical ou paramédical à cause de discrimination.
La grossophobie est aussi un enjeu politique, c’est pourquoi le collectif “Gras Politique” a été créé en 2016. Gras Politique organise des groupes de paroles, des événements, et publie aussi une carte des soignants réputés “safe” et favorisant l’accès des soins sans grossophobie médicale.
Pour revenir à ce début d’année et aux bonnes résolutions, je nous souhaite cette année d’être bienveillant concernant notre corps et notre poids. Bienveillant avec nous-même et avec les autres. D’arrêter de considérer la minceur comme une norme, ou de mesurer la valeur d’une personne à l’aune de sa santé supposée ou réelle. Nos corps gros, malades ou handicapés ont le droit d’exister dans l’espace public, d’être respectés et aimés.
C’était Béatrice, pour “Viens te faire dévalider”. A la semaine prochaine !
Diffusion mercredi 18 janvier 2023 – 10h20 / 17h05
B.Pradillon